« C’est vraiment pas juste ! »
La réflexion entamée dans les précédents billets, axée sur la modélisation de l’évolution proposée par Teilhard de Chardin, est arrivée à l’étage de la « noosphère », autrement dit la sphère cognitive. Il y a-t-il au-delà un chemin pour la dépasser, pour aller vers un « point oméga », une Vérité d’ordre supérieur présidant sur tout l’univers (dont la géosphère n’est qu’un fragment) et son futur ? Peut-on discerner un point actif particulier laissant entrevoir une telle possibilité ? L’univers est-il inscrit dans une volonté supérieure créatrice, universelle et permanente ?
Certains répondent tout de suite « non » : c’est déjà assez compliqué comme cela de s’y reconnaître. L’infaillibilité collective de l’espèce humaine est la réponse à tout. La preuve en est dans les réalités objectives, quelles qu’elles soient.
D’autres se disent « pourquoi pas ? », cela aiderait à sortir psychologiquement d’un monde de plus en plus contradictoire, ingérable et engagé apparemment sur une pente très, très dangereuse. Mais où la sortie se cache-t-elle ?
D’autres répondent d’emblée « oui » par un acte de foi, les « croyants » de différentes obédiences dans toutes leurs variétés, si surprenantes qu’elles puissent paraître dans certains cas.
La suite du billet s’adresse plutôt à la deuxième catégorie.
Devant les errances comportementales, où trouver un arbitrage neutre permettant de remettre de l’ordre dans les comportements ?
La réponse n’est pas évidente. Essayons de repartir en suivant l’évolution humaine, en revenant au point de départ, au clan réduit à la dimension permise par une collaboration ne reposant que sur la communication orale ou gestuelle et un nombre relativement limité de concepts.
A ce niveau, les conflits de personnes demandaient sûrement des arbitrages, et, pour éviter des affrontements dangereux pour la survie du groupe, les palabres permettaient d’arriver à des arrangements acceptables par tous, plus ou moins de bon cœur. Dans ces palabres différentes notions ressenties étaient forcément présentes, celles de « mérite », de « faute », de « récompense », de « châtiment ». L’aboutissement de ces palabres permettait de dégager la notion d’« équité » reconnue collectivement. Ce fonctionnement collectif est sans doute le fondement de l’idée de « justice » : un outil de recollement des fractures, indispensable pour la pérennité du clan. C’était un outil propre à chaque clan, rattaché à une culture spécifique, et l’étude des populations primitives, il y a encore moins de cent ans, montrait de nombreuses variantes incompatibles entre elles.
Etant donné que les collectivités humaines ont grossi démesurément avec les progrès de la communication, qu’elles se sont superposées selon des critères de regroupements différents (ethnies, cultures, regroupements pour l’efficacité technologique, prises de pouvoir politiques pour constituer des empires, etc.), il a été nécessaire d’organiser l’outil. La machine à réglementer s’est mise en mouvement sous la houlette des pouvoirs politiques qui ont très vite compris qu’ils pouvaient ainsi mettre à leur service un outil de pouvoir particulièrement efficace.
Le concept de « justice » est devenu particulièrement ambigu.
D’une part, chez chacun subsiste un ressenti diffus de justice, toujours lié aux concepts de mérite, de faute, de récompense et de châtiment.
D’autre part la « justice » est devenue une institution complètement engorgée de réglementations. Elle a de nombreuses variantes, parfois très différentes et même incompatibles, selon les pays et les dogmes (elles varient d’ailleurs au cours du temps, se complexifiant toujours, chaque nouveau pouvoir en place s’efforçant de la mettre à sa main en prétendant l’améliorer et l’adapter aux évolutions du monde). Elle est avant tout un instrument de maintien de l’ordre politique.
Confrontée à la mondialisation généralisée, cette organisation en patchwork bute régulièrement sur des impasses quand un différent surgit entre des intérêts nationaux différents, et certains savent très bien jouer de ses incohérences. Les difficultés des régimes politiques confrontés à un terrorisme sans frontières est un exemple extrême particulièrement actuel.
Plus elle se complique plus elle accumule les incohérences opérationnelles.
Même à un niveau national, la complication et les incohérences du droit sont multiples, y créant des failles exploitables par les spécialistes. La création de nouvelles structures alourdit continument le problème. L’écart entre la « justice institutionnalisée » (le Droit), et la « justice ressentie » est incompréhensible par la très grande majorité des citoyens.
Prenons l’exemple de la France.
Il existe une foultitude de tribunaux, et pour une même affaire, touchant par exemple le droit pénal et le droit civil, le jugement de l’un n’engage pas toujours celui de l’autre, avec d’autant plus de possibilités de contestation et de recours.
Nous pouvons citer les plus connus :
- En droit civil, les tribunaux d’instance et les tribunaux de grande instance
- En droit pénal, les cours d’assises, les tribunaux correctionnels, les tribunaux de police
- Les tribunaux spécialisés, tribunaux de commerce, conseils de prud’hommes, tribunal militaire, tribunaux administratifs, cour de justice pour les gouvernants politiques
- Les instances d’appel
- Les instances d’arbitrage
- La Cour de cassation, le Conseil d’état, et même le Conseil Constitutionnel.
Il y a les jugements sur la forme et les jugements sur le fond, à considérer différemment.
Les acteurs de la Justice sont tout aussi multiples, avec des rôles répartis : les juges, les juges d’instruction, les procureurs, les jurés, les juges d’application des peines qui refont après coup leur justice à eux, les organismes d’applications des peines (prisons, etc.), sans compter les greffiers, les avocats, les experts, etc.
Il y a aussi, bien sûr, le ministère de la justice et ses administratifs. Il est censé garantir l’indépendance de la « Justice » et son bon fonctionnement. Etant donné qu’il procède aux nominations, parler d’indépendance par rapport aux luttes de pouvoir politique est plutôt du ressort de l’humour.
En fait, tous ses acteurs, comme tous les acteurs cités ci-dessus, et d’ailleurs comme tout un chacun, sont prisonniers de leurs positions dogmatiques, et en particulier de l’image qu’ils se font de l’être humain. Elle se rattache à la pensée magique utilisée pour préserver le confort psychologique de l’individu soi-même par rapport aux réalités objectives qui le dérangent (la question a été effleurée dans un bulletin précédent, « Une époque formidable »).
L’éventail est très ouvert entre deux extrêmes. D’un côté se place une vision très « bisounours » de l’humain : tout le monde il est bon, tout le monde il est gentil, ce sont les contingences qui le pilotent et il en est innocent. Les réalités, à commencer par le comportement particulier de l’individu prisonnier de son dogme, ne comptent pas. C’est normal de poser des bombes au milieu d’une foule innocente quand on ne trouve que cet exutoire à son mal-être dû au reste du monde.
L’autre extrême est une vision à la fois victimatoire, pessimiste et désespérante de l’être humain. Il lui faut se « bunkériser », s’enfermer dans un cadre surprotégé, avec des barbelés et des gardes, et en exclure tous les inconnus.
Dans tous les cas, il faut neutraliser les gêneurs qui empêchent de fantasmer en cercle fermé, et l’on va argumenter « maintien de l’ordre ».
Des situations comparables, plus ou moins sophistiquées (donc complexes) et évolutives existent dans tous les pays, … et leur chaos global se manifeste par l’incapacité de déboucher sur des consensus probant. Des procès qui durent plus de dix ans ne manquent pas, les « affaires Untel » …
Quand il se sent concerné par un jugement, le citoyen moyen, qui n’a que de très vagues notions de ce qu’est « le Droit », a plutôt le sentiment que c’est du « tordu » au bénéfice des minorités au pouvoir. Il est le « tout petit » écrasé par ce qui le dépasse. Il réagit comme Calimero, « c’est vraiment pas juste ! ».
Trouver dans la « Justice Institutionnelle » un terrain pour l’émergence d’une Vérité d’ordre supérieur, valable universellement, comme guide pour « l’Evolution » dans son ensemble selon Teilhard de Chardin, semble bien hasardeux …
… à plus …